Lorsque, en 1994, un diplomate français connaissant parfaitement le Moyen-Orient avait publié sous le pseudonyme de Jean Pierre Valognes, vie et mort des chrétiens d’Orient, un livre extrêmement bien documenté, devenu une référence en la matière, le pessimisme du titre avait interpellé le grand public de l’époque. Devenu un classique, l’idée qu’il convoyait (« les chrétiens d’Orient sont en train de mourir ») s’est transformé, au fils des guerres et conflits que le Moyen-Orient a connus, en un triste constat.
Malgré cela, l’Occident ne s’est guère ému du sort de ces "coreligionnaires" d’Orient victimes de la poussée de deux intégrismes, islamique et judéo-sioniste, dans le sillage du conflit israélo-palestinien. Peut-être parce que l’Occident ne se considérait plus comme chrétien, et qu’il était pris à son tour dans les mailles d’un autre intégrisme, laïc celui-là.
Mais depuis quelques années, journalistes, écrivains et chercheurs ont choisi de briser la loi du silence qui entoure la question des chrétiens d’Orient, et se sont engouffrés dans la brèche ouverte par Valognes. Les chrétiens d’Orient sont devenus un sujet qui intéresse. On s’émeut de leur sort, on s’inquiète pour leur avenir, on organise des voyages en Terre sainte pour gloser sur le destin brimé des minorités chrétiennes et se donner bonne conscience au regard de l’histoire qui ne fait pas de quartier aux perdants.
En l’espace d’un an ont surgi des livres remettant l’histoire et l’avenir des chrétiens d’Orient au goût du jour. Certains de ces ouvrages sont chargés d’une rhétorique brillante mais d’un humanisme creux, d’autres sont de véritables cris du cœur, fruits d’un long travail d’enquête et de rencontres sur le terrain.
Le livre de René Guitton, Ces chrétiens qu’on assassine (Flammarion), est de ceux-là. Mais pourquoi donc ce passeur de cultures, initiateurs des Lettres à Dieu, recueil de cent lettres écrites par des évêques, des cheikhs et des rabbins, hommes et femmes, philosophe ou scientifiques de tous pays et de toutes origines, et traduit dans toutes les langues dont l’arabe, a-t-il choisi ce thème, coiffé de surcroît d’un titre provocateur ? Pour secouer les consciences d’un Occident déchristianisé ? Pour dénoncer le silence d’une communauté internationale indifférente au drame des chrétiens que l’on persécute ?
Dans une interview à L’Orient Le Jour, René Guitton l’explique clairement : ce livre est un cri de révolte et un appel à la mobilisation de tous, car "quand un groupe est menacé, qu’il soit juif, chrétiens ou musulman, c’est le signal que d’autres pourront l’être a leur tour".
Un écrivain engagé
Ces chrétiens qu’on assassine s’inscrit dans la veine d’un écrivain engagé, c’est un livre de témoignage, fruit d’un périple qui a conduit l’auteur en Orient et jusqu’en Asie, sans oublier l’Afrique et le Maghreb, où il est né et a grandi.
"J’ai longuement hésité avant d’écrire ce livre en me disant que je me ferais traiter de "réac", de "catho", etc, confie René Guitton. Mais ce n’est pas la démarche d’un catho qui milite pour sa paroisse, c’est une démarche pour la défense des droits humains. Je participe au sein des Nations Unies à l’Alliance pour les civilisations, je donne des conférences au nom de l’Alliance à Doha, au Qatar ou en Indonésie, à Bandoeng, et je défends le dialogue des civilisations. En Inde par exemple, des hindous massacrent les chrétiens et les musulmans. Quand on défend les chrétiens, on défend aussi les juifs et les musulmans et tous ceux qui sont persécutés pour leur religion. Face au fanatisme de tous bords, et aux intégrismes religieux que le 11 septembre a revigorés, René Guitton a trouvé la parade: la convergence des religions dans un dialogue autour d’un mythe rassembleur, Abraham. Puis il passe en deuxième vitesse, qui est la dénonciation explicite des persécutions antireligieuses, et notamment antichrétienne, à travers le monde. J’ai toujours été un écrivain engagé », dit-il.
En l’espace de quelques années, celui qui a consacré à Abraham, père fondateur et mythologique des trois religions monothéistes, deux livres, Le Prince de Dieu (Flammarion 2006) et Abraham le messager d’Haran (Flammarion 2008), et qui s’est attelé à promouvoir le dialogue interreligieux par ce biais s’est mué en un défenseurs des chrétiens en danger sur tous les continents. En 2001, il avait déjà produit un livre d’enquête sur le martyre des moines de Tibhirine, en Algérie, aux mains des membres du GIA, Si nous nous taisons (Calman Lévy).
Avec ces chrétiens qu’on assassine, il dénonce la cécité d’un Occident laïc, rongé par la culpabilité de son passé antisémite et colonialiste. Il fustige la "laïcisation intégriste" des sociétés occidentales, qui s’émeuvent à juste titre des attentats commis contre juifs et musulmans, mais occultent les souffrances des chrétiens dans le monde, comme s’il y avait "de bonnes et de mauvaises victimes dont on doit parler et d’autres qu’il faut passer sous silence".
Entretien avec un homme qui, pour croire au dialogue des religions, n’en mâche pas moins ses mots.
L’impact du 11 septembre
Q- Vous contribuez à la conscientisation d’un problème qui existe depuis des décennies pour les chrétiens d’Orient. Comment se fait-il qu’on en prend conscience uniquement maintenant en France et en Europe ?
Pendant la guerre du Liban, le français n’avaient pas trop conscience de ce qui se passait ; en plus c’était très compliqué. On entendait parler de milices chrétiennes, qui représentaient les nantis conte les "palestino-progressistes". La guerre était presque présentée comme une lutte des classes. Plus récemment, la guerre du Kosovo, les gens ne comprenaient rien à la guerre entre Serbes, Croates, Bosniaques, et on n’y voyait pas un conflit religieux.
Quand on parle de chrétiens arabes, c’est étonnant pour les français, mais on ne pense pas aux libanais. D’ailleurs les libanais chrétiens se sentent plus libanais qu’arabes, ils le disent autrement.
En Égypte, la situation des chrétiens est plus compliquée, les persécutions sont plus nettes.
Q- Y a-t-il une meilleure prise de conscience aujourd’hui en Occident ? Qu’est-ce qui la favorise ?
La prise de conscience s’est faite parce que la persécution antichrétienne s’est précisée depuis le 11 septembre. Ça ne tient pas qu’au Moyen-Orient, ça ne tient pas qu’à l’islam radical. Je suis convaincu en effet que l’islam modéré, ou l’islam tout court, est le meilleur rempart contre l’islamisme intégriste et terroriste. En fait, le 11 Septembre a marqué pour tous les fanatismes une victoire contre cet Occident qu’on aime et qu’on déteste. Les persécutions religieuses se sont accélérées un peu partout. En Inde, des chrétiens sont massacrés par des hindous qui mettent le feux aux églises, avec des croyants dedans. Même chose au Timor-Oriental. On parle des bouddhistes et du dalaï-lam, mais le dalaï-lama représente une toute petite minorité tibétaine et n’a aucun pouvoir. Il y a plein de mouvements bouddhistes qui sont violents et massacreurs de chrétiens et de musulmans (et d’autres bouddhistes d’ailleurs).
En Égypte, la persécution contre les chrétiens s’est intensifiée, on enlève des femmes, on les oblige à épouser un musulman et à prononcer la chabada.
En Israël aussi, les chrétiens sont persécutés. Quand le Shass (NDLR : mouvement religieux ultra-orthodoxe) a pris le pouvoir au ministère des AE, la délivrance de visas pour les religieux chrétiens qui voulaient aller en Israël est devenue difficile. Les autorités israéliennes ont également joué la minorité arabo-israélienne (exemple : la construction d’une mosquée à Bethléem).
On ignore par exemple que la Knesset est construite sur un terrain appartenant à l’Eglise orthodoxe. Mieux : la grande synagogue de Jérusalem est construite sur un terrain appartenant aux grecs-orthodoxes depuis avant la création de l’état d’Israël. Ces baux emphytéotiques sont en cours de renouvèlement et l’état veut les récupérer, mais l’Église veut augmenter les baux et cela crée des tensions. Donc on ne facilite rien aux chrétiens, quel que soit leur rite. Cela encourage les actions individuelles antichrétiennes. Lorsqu’un état a une attitude globale, les individus terroristes se sentent des ailes. Il y a donc une émigration des chrétiens d’Israël, et dans les territoires palestinien, c’est pire : il y a des violences, on les chasse pour acheter leurs biens à bas prix. Ainsi la Terre Sainte se vide de ses chrétiens.
Cela dit, je précise que mes enquêtes ne sont pas simplement des "on-dit" et je me méfie du coefficient d’exagération locale.
Q- Pourquoi pensez-vous que cette prise de conscience pourrait toucher l’Occident aujourd’hui davantage qu’hier ?
Parce qu’il y a un islam plus présent en France, parce qu’il y a une radicalisation des esprits qui a fait qu’il est de bon ton de ne pas dire qu’on est chrétiens, de ne pas en parler, de ne rien dire. Donc silence sur les chrétiens et donc de la part des chrétiens en France, sur eux-mêmes, et par conséquent sur les chrétiens d’ailleurs. Moi je traite mon sujet en personne laïque et en promoteur du dialogue des religions.
Q- qu'attendiez-vous de l'Occident en écrivant de livre?
J'en attendais beaucoup moins que ce que révèle la presse. De nombreux articles ont paru. J'ai eu l'impresson que pour la presse qui, habituellement, n'aborde pas la question des minorités chrétiennes persécutées ou massacrées, le livre est devenu un alibi pour parler du sujet.
Q- Qu’attendez-vous sur le plan pratique de ce travail de conscientisation ?
L’Union européenne a voulu donner des visas aux Irakiens massacrés. Moi qui connais bien l’Irak et les régions chrétiennes, et qui ai parlé avec les autorités chrétiennes des villes irakiennes, comme Kirkouk, il y a l’idée que si l’on donne des visas aux chrétiens d’Irak pour quitter le pays, on joue le jeu des fanatiques musulmans qui veulent vider l’Orient de ses chrétiens. Ils veulent un Orient musulman et un Occident chrétien. Le choc des civilisations. Moi je lutte pour l’inverse.
L’Union européenne peut beaucoup. Ainsi par exemple, après la guerre de Gaza, il y a eu une réunion d’urgence à Charm el-Cheikh en hiver dernier. L’UE a posé ses conditions : que le Hamas et le Fatah se mettent d’accord sur un leader qui négocie avec Israël, et l’argent sera donné après. La paix se négocie vraiment. Les pressions économiques peuvent beaucoup.
Autre exemple: la Turquie qui postule pour entrer en Europe. Si on exige la suppression de la mention de la religion sur la carte d'identité, c'est un pas symbolique dans le sens de la laïcisation que les Turcs affirment défendre.
Le message d’Abraham
Pour René Guitton, la figure idéale d’Abraham représente, incontestablement, le plus fort symbole unificateur des trois religions au seul Dieu créateur. Il fait lui-même partie du conseil de deux associations « abrahamiques » internationales, la " Abraham Path Initiative", sponsorisée par l’université d’Harvard et la Rockefeller Foundation, et la "Fraternité d’Abraham", fondée en France depuis 40 ans.
Pourquoi Abraham ? "Parce que c’est une figure qui va à la rencontre de Dieu, qui a des vertus d’hospitalité, d’amour, de dialogue, de la reconnaissance de l’unicité de Dieu, explique Guitton. Puisque c’est la figure la plus extraordinaire commune aux trois monothéismes, j’ai voulu m’attacher à son parcours, à ses pérégrinations physiques et spirituelles, pour rappeler aux trois religions qu’elle n’appartient à aucune en exclusive, mais à toutes, ce qui permet de considérer que nous sommes frères en Abraham".
Et pourtant… "700 000 tablettes d’argiles ont été découvertes dans tout le Croissant fertile et aucune ne mentionne un nommé Abraham, Ibrahim ou un personnage dans lequel convergeraient toutes les qualités et vertus que l’on attribue à Abraham, précise Guitton. Il n’y a donc rien qui prouve son existence, selon les scientifiques, et moi je dis : il n’y a rien qui prouve son inexistence non plus. Je le dis systématiquement. C’est iconoclaste. Est-ce que c’est important ? Cela sous-entend que je préfère même qu’il n’ait pas existé, que les hommes ont eu besoin de l’inventer, et c’est beaucoup plus extraordinaire que s’il avait existé. Si c’est une invention, c’est merveilleux, d’autant que c’est une invention qui touche les trois monothéismes.