Essayiste militant du dialogue interreligieux, membre de l’Alliance des civilisations qui œuvre, au sein des Nations Unies, au rapprochement de l’Orient et de l’Occident, René Guitton a parcouru le monde, à la rencontre des minorités persécutées. En est sorti ce livre. Ces chrétiens qu’on assassine, vaste enquête qui dresse un état des lieux sombre, à la fois cri d’indignation et appel à la mobilisation.
- Est-il possible de chiffrer la présence chrétienne dans cet immense arc qui va du Maroc à la Chine, en passant par l’Indonésie?
Ce croissant, en effet immense, représente en fait peu de chrétiens. On estime l’ensemble de cette communauté à un peu plus de 50 millions. En Égypte, les autorités donnent le chiffre de 4 millions. Les registres baptismaux, sur lesquels s’appuient les chrétiens, coptes, orthodoxes, coptes catholiques, ou ceux de rite arménien, avancent le chiffre de 14 millions. En réalité, ils doivent être entre 7 et 8 millions. Il faut se défier de ce que j’appelle le coefficient d’exagération locale. Le Liban compte une grosse communauté chrétienne, même si elle a beaucoup diminué depuis les deux guerres du Liban. En Indonésie, les chrétiens ne s’exilent pas, mais sont islamisés d’office. S’ils veulent obtenir un emploi, ils doivent accepter la mention "islam" sur leur carte d’identité. Ainsi l’Indonésie se flatte-t-elle d’être le pays musulman le plus important au monde, 220 millions d’habitants, répartis sur quelques 3000 îles habitées, soit plus de 99% de musulmans, selon les autorités. Comme si les Moluques, les Papous, les Timorais et autre chrétiens n’existaient pas!
- Dans votre livre, vous abordez de front la question des persécutions dont sont victimes les chrétiens. Comment se manifestent-elles?
Je n’ai pas cherché à écrire ce livre comme un catholique qui prêcherait seulement pour sa paroisse. Je l’ai rédigé dans un esprit humaniste, en posant la question du respect des droits humains. Ce n’est pas seulement un livre de révolte, pour briser le silence qui entoure ces persécutions, c’est aussi un témoignage, puisque j’ai souvent été le témoin, direct ou indirect, de nombreux cas que je cite. Ces persécutions sont très diverses. Cela peut aller de la simple discrimination à des violences extrêmes, des assassinats ou des vagues de massacres comme en Inde ou au Nigéria.
- Ces communautés chrétiennes ont survécu tant bien que mal deux millénaires durant. Que s’est-il passé ces dernières décennies pour qu’elles se trouvent à ce point menacées?
Après le 11 septembre, on a assisté à une radicalisation des extrémismes, et pas seulement chez les islamistes, comme si tous les fanatismes s’étaient libérés. Le phénomène a pris d’autant plus d’ampleur que la plupart des pays concernés font preuve de complaisance face aux actes antichrétiens. Cela a créé un sentiments d’impunité chez les fondamentalistes violents. C’est le cas au Nigéria, en Inde, au Sri Lanka. La police n’intervient qu’une fois les massacres perpétrés. Il y a une dynamique contagieuse propre à l’extrémisme. C’est souvent le fait d’une petite minorité, mais elle est tout à la fois visible et omniprésente. - Vous évoquez le 11 septembre, mais il y a eu aussi la guerre américaine contre l’Irak. Sous Saddam Hussein, le sort des chrétiens d’Irak était plus enviable… Les chrétiens étaient alors bien protégés. C’est du reste ce qui leur est reproché aujourd’hui. On parle de 500000 Irakiens chrétiens ayant dû quitter leur pays depuis avril 2003. Mais les encourager à partir en leur donnant des visas, c’est malheureusement faire le jeu des fanatiques qui veulent les faire disparaître. Si nous devons les aider, aidons- les à rester.
- La situation se dégrade donc de jour en jour ?
Elle s’est d’autant plus dégradée que le Moyen Orient est en proie à l’islamisme. Pour la petite histoire, un nouveau système singulier m’a tout particulièrement frappé lors de mon dernier voyage en Egypte. Lorsqu’on emprunte la route du Caire à Alexandrie, on est saisi par le nombre de villas luxueuses en cours de construction. Toutes ont leur mosquée dans le jardin, en bord de route. Pourquoi?Les démarches pour obtenir un permis de construire avec accès à l’eau et au réseau électrique sont interminables, sauf si la demande est faite pour une moquée, auquel les permis sont délivrés sur-le-champ. Pour anecdotique qu’elle soit, cette histoire montre l’emprise grandissante de l’islamisme. En Egypte, la justice est rendue selon la charia, qui s’applique aussi aux chrétiens. Pour eux, la situation est devenue dramatique. Plus d’un million de coptes ont déjà fui leur patrie, surtout pour les États-Unis, où la communauté copte orthodoxe, bien intégrée et riche, incite ses frères d’Égypte à la rejoindre. Il se passe à peu près la même chose en Algérie, toujours sous la pression des islamistes. La loi votée par le parlement algérien en 2006, qui prohibe le prosélytisme religieux, ne vise pas seulement les évangélistes mais tous les chrétiens.
Les constitutions de ce pays garantissent les même droits à tous, y compris au niveau de la pratique religieuse. Mais dans les faits, il en va différemment. C’est le président Anouar el-Sadate qui disait être le chef musulman d’un pays musulman. Déclaration qui, en son temps, avait beaucoup inquiété les chrétiens d’Égypte, puisqu’elle sous-entendait que la nation égyptienne n’était que musulmane. Cela dit, à la décharge d’el-Sadate, pourrions-nous imaginer que le président élu d’une République occidentale soit musulman ? De toute évidence, non.
- Voulez-vous qu’il faudrait balayer un peu devant notre porte ?
On ne peut pas exiger des pays arabo-musulmans ou des pays d’Extrême-Orient qu’ils prennent en compte nos demandes sans comprendre leur point de vue et sans contrepartie. Prenez l’affaire des caricatures de Mahomet. Pour nous, c’est la liberté d’expression que est en cause. Pas de l’autre côté de la Méditerranée. Les musulmans se sont sentis bafoués. Ne soyons donc pas surpris qu’ils militent aujourd’hui pour que le blasphème soit assimilé à une forme de racisme. De même, on ne peut demander la réciprocité à tous ces pays s’il persiste des discriminations dans nos sociétés. Or, il y en a. Nous le savons, mais nous, nous luttons contre elles : hélas, dans de nombreux pays islamistes, hindous ou bouddhistes, ce n’est pas le cas; il arrive même assez souvent que les pouvoirs les encouragent.
- Cette radicalisation que vous observez ne souffre-telle d’aucune exception?
Elle est générale, à quelques exceptions près. Les Turcs en particulier. Il y a une raison à cela: la perspective de l’entrée dans l’Union Européenne. Vue d’Occident, la Turquie continue d’apparaître comme un pays islamiste modéré. Pourtant, lorsqu’on se promène à Istanbul, je dis bien dans Istanbul, on ne remarque pas un surcroît de visibilité islamiste. Les jeunes filles sont habillées à l’occidentale. Des personnalités juives ou chrétiennes ont accès aux fonctions les plus importantes, notamment dans l’enseignement. Ce qui ne serait pas concevable dans les pays arabo-musulmans. En Syrie ou en Jordanie, les chrétiens ne souffrent guère. Pas plus au Qatar, qui organise chaque année à Doha une convention interreligieuse qui réunit à la même table des rabbins et des imams, comme par exemple le cheikh Tamini, cheikh suprême de la charia islamique de Palestine. - Les idées reçues sont têtues, mais les plus grandes violences ne sont pas le seul fait de l’islam radical… L’islam fondamentaliste n’a pas, en effet, le monopole de la persécution. Au Sri Lanka, se sont les bouddhistes qui massacrent les chrétiens. En Inde, dans la patrie de Gandhi –le plus haut symbole de la paix, lui qui disait « œil pour œil, et le monde sera aveugle »-, ce sont des hindous radicaux qui se livrent à des massacres de masse dans la région d’Orissa. Les églises ne sont pas seulement incendiées, mais les biens et les écoles qui appartiennent aux chrétiens sont également pillés et saccagés.
- Parmi tous les contentieux entre l’Orient et l’occident, il y a encore le conflit israélo-palestinien. A-t-il des implications ?
La Terre sainte est loin de constituer un asile pour les chrétiens. Distinguons bien Israël des Territoires palestiniens et de Gaza. A Bethléem et dans toute la Cisjordanie, certains musulmans poussent petit à petit les chrétiens dehors. Ils disent s’inspirer –pardon de le rappeler- de l’exemple israélien d’avant la création de l’Etat hébreu: le rachat du foncier. Les chrétiens sont perçus comme des citoyens de seconde zone, sinon des traîtres, liés, dans l’esprit d’une partie de la population, aux Américains et aux Israéliens. Un tel raisonnement contribue à creuser encore plus le fossé entre un Orient, qui ne serait que musulman et un Occident, qui ne serait que chrétien (même s’il l’est de moins en moins). Bon nombre de musulmans ne font pas de différence entre Occident et christianisme. Ils ont du mal à concevoir l’athéisme ou l’agnosticisme, les Occidentaux apparaissant comme autant de chrétiens, sauf face à l’immigration musulmane, ce dont ils sont fiers.
- Israël est un véritable imbroglio religieux. En particulier cette communauté russophone, dont vous faites état. Est-elle juive ou chrétienne ? Ou les deux ?
Les juifs russes sont au nombre de 300000 à 400000. A partir de 1989, ils ont quitté l’ex-URSS et les pays de l’Est, mais nombre d’entre eux, même s’ils avaient un ascendant juif, étaient orthodoxes de religion. A côté, il y a également les 25000 juifs messianiques, qui viennent pour la plupart des États-Unis et vivent dans l’idée qu’ils ont raté le messie en la personne de Jésus. La culture religieuse de ces deux communautés, qui n’ont rien à voir l’une avec l‘autre, passe par l’Évangile, et non la Torah. Lorsque Tsahal accueille ses jeunes recrues, elle distribue des Torah en hébreu. Or, ces appelés, ne connaissant pas la Torah, ont réclamé des Évangiles. Tsahal, non sans mal, a donc distribué des Évangiles en hébreu. Un bon juif ne lit pas les Évangiles. Ces Évangiles en hébreu se sont multipliés. Cela a donné lieu en 2008 à un autodafé à Or Yehouda, une ville de 35000 à 40000 habitants, où l’adjoint au maire, un ultra-orthodoxe, a fait réquisitionner les Évangiles de sa ville, avant d’y mettre le feu. Voilà un autodafé en bonne et due forme, comme le Talmud en a tant subi par le passé. La presse israélienne a d’ailleurs fermement condamné cet acte.
- Quelles solutions préconisez-vous pour sortir de cette impasse ?
En Turquie, en Égypte, en Indonésie…, la religion est mentionnée sur la carte d’identité. A l’exception de la Turquie, cela donne lieu à des discriminations à l’emploi et dans les démarches administratives. Je crois qu’il ne faudrait pas beaucoup d’effort pour convaincre les Turcs d’abandonner cette usage. Même modeste et symbolique, cela contribuerait à modifier les mentalités. Une telle initiative serait beaucoup plus difficile à mettre en œuvre en Egypte ou en Indonésie. Nous avons par ailleurs des moyens de pression, entre autres économiques, à travers l’Union Européennes ou les Nations unies. Rien ne nous interdit de négocier des échanges, tant il est vrai que l’on ne fait pas la paix avec des amis. Mais la solution la plus urgente, parce que la plus longue à mettre en place, c’est l’éducation. Or, à cet égard, l’Unesco a fini par obtenir que soit retiré des manuels scolaires palestiniens l’appel à la destruction d’Israël.
- "Ouvrir une école, c’est fermer une prison", disait déjà Victor Hugo…
Oui, mais les écoles religieuses –madrasas coraniques au Pakistan par exemple- doivent s’ouvrir sur le monde. Enseigner à ces enfants qu’il existe autre chose. C’est à cette condition qu’on ne fabriquera pas les terroristes de demain. Autre chose: on ne peut certes pas réécrire l’histoire de ces pays, mais du moins peut-on leur rappeler l’antériorité de la présence grecque, romaine, chrétienne en Orient. En Algérie, l’histoire commence à la conquête arabo-musulmane. On oublie la période romaine, même si l’on se glorifie parfois d’avoir un Augustin, qui était berbère par sa mère. Début 2001, l’Algérie avait du reste organisé un colloque sur l’évêque d’Hippone, où Boutéflika avait dit : "Nous les enfants de saint Augustin […]" Ce n’est plus concevable aujourd’hui. Le 11 septembre est passé par là.
- Le tableau que vous tracez est assez sombre. Y a-t-il des raisons d’espérer ou bien faudra-t-il, tôt ou tard, tirer une croix sur les chrétiens d’Orient, pour faire un mauvais jeu de mots, mais qui a du moins le mérite de la clarté ?
Je suis d’un naturel optimiste, sans être un idéaliste candide. Mais au rythme où vont les choses, il n’y aura bientôt plus de chrétiens en Orient si l’on agit pas. Il est encore temps, mais nous n’avons que deux ou trois ans devant nous. Il faut donc s’y employer d’extrême urgence. Aider les chrétiens d’Irak, d’Égypte… à rester, chez eux, sur leur terre. J’ai voulu écrire ce livre pour pousser un cri d’alarme, mais aussi d’espérance. La preuve qu’il est possible de cohabiter nous est fournie par la péninsule arabique: une église a ouvert ses portes à Abou Dhabi, il y a un an. Quatre autres devraient suivre dans les émirats. L’Alliance des civilisations, lancée en 2005 par les Nations Unies, s’attache à nouer un dialogue mais on doit aller plus loin et plus vite.