Paru dans le numéro de novembre de "Entreprendre" - Entretien de Michel Clerc avec René Guitton.
Un film révélateur de nos états d’âmes.
Le 30 mai 1996, dans un coin du désert de l’Atlas Algérien on trouvait les restes abominables des sept moines trappistes de Tibhirine égorgés et décapités une semaine plus tôt par des militants du GIA. Aucune enquête n’avait eu lieu. Le gouvernement algérien s’est empressé de refermer le dossier. Et puis, voici le mois dernier l’évènement cinématographique de l’année : «Des hommes et des dieux».
Dès la première semaine, le film avec deux millions d’entrées, bousculait les habitudes du box-office. Fin octobre, il avait cassé la barre des trois millions. Ce n’est pas la première fois que le cinéma aborde un thème religieux, mais jamais ce type de sujet traité dans la sobriété la plus grande, loin de l’emphase de l’éloquence sacrée, sans effets spéciaux ni artifices de mise en scène, jamais à ce point un sujet aussi austère n’avait bouleversé autant de gens, qui, pour la plupart d’entre eux, même catholiques, étaient le plus souvent étrangers aux pratiques de l’Eglise.
Le récit du crime collectif, sorte de mini génocide, écrit et filmé par Xavier Beauvois, est d’une précision bouleversante. La tonitruante affaire des Roms expulsés avec mille précautions par le gouvernement français, semble soudain bien dérisoire comparés au sinistre spectacle de Tibhirine !
Primé à Cannes en mai dernier –Grand Prix du Festival- le film a fait la quasi unanimité du jury et d’une majorité de professionnels, habituellement plus portés sur le divertissement, que sur la vie des monastères. Phénomène inattendu dans une République liée par sa constitution à la laïcité. Oui, pourquoi soudain cet accueil et cet hommage à la mémoire des moines assassinés dans un monastère perdu dans les montagne de l’Atlas algérien. C’est à Cannes en mai 2009 que j’ai rencontré pour la première fois René Guitton, essayiste et philosophe né au Maghreb, aujourd’hui reconnu comme historien des trois grandes religions monothéistes. Il avait attendu mai 2001 pour lancer son premier cri d’alarme : « Si nous nous taisons », un brûlot d’une centaine de pages où il s’était efforcé après cinq ans de recherches et d’enquête de retrouver les auteurs du crime.
René Guitton connaissait bien les trappistes de Thibirine. Il avait plusieurs fois séjourné chez eux, partageant plusieurs semaines leur silence et leur amour pour cette petite population algérienne et qui pourtant n’avait dieu que pour le monastère. Les moines de Tibhirine leur consacraient autant de temps sinon plus que l’exercice quotidien du recueillement et de la prière. Luc, le vieux médecin (le seul des huit qui n’était pas moine) incarné dans le film par Michael Lonsdale, les soignait jour et nuit, répondant à tous les appels. Des hommes, des femmes en djellabas tendaient les mains vers eux pour recevoir des médicaments et parfois de quoi manger. Tout le monde aimait tout le monde.
Cet attachement réciproque est à l’origine, selon René Guitton, de nombreux avertissements qui précédèrent le drame. Le gouvernement d’Alger croyait y voir un retour larvé du colonialisme français. Les terroristes de l’islam ne pouvaient pas admettre que des chrétiens puissent se pencher sur des femmes musulmanes, comme le vieux Luc sur ses patientes, pour les guérir. Le GIA, un soir de Noël, avait envahi le monastère. Le frère prieur Christian (Lambert Wilson dans le film) était sorti dans la nuit pour affronter seul ces hommes armés de Kalachnikov pour leur refuser l’entrée. La fermeté de son discours rigoureux et intimidant avait suffit ce soir là à les faire reculer. Quelques semaines plus tard, le ministre de l’intérieur algérien convoquait Christian pour lui signifier officiellement que la présence des sept moines n’était plus souhaitée à Tibhirine, qu’ils n’étaient plus en sécurité et qu’il fallait regagner la France. L’avertissement était clair. S’il ne partaient pas Alger ne répondrait plus de leur sécurité. René Guitton, né au Maroc, à vécu au milieu des arabes. Plus tard, il a, s’étant passionné pour l’histoire des religions, sillonné l’Orient, l’Extrême Orient et même le Pacifique enquêtant partout. Il est allé partout ou la France avait construit des monastères. Partout il a rencontré ceux dont le royaume a priori n’est pas sur la terre, des Jésuites, des moines Cisterciens, trappistes mais aussi des Imams silencieux et parfois furieusement illuminés. Il a côtoyé des rabbins. Il a contemplé à Jérusalem le mur des lamentations.
Quand on rencontre René Guitton pour la première fois à Cannes dans un cocktail ou autour d’une table élégante on s’y tromperait. Sa calvitie distinguée et son sourire courtois pourraient faire oublier qu’il fréquente à longueur d’année des zones épargnées par le tourisme. Dans ces reportages de voyageur inspiré, il ne visite pas seulement les lieux maudits livrés à la vindicte antichrétienne mais va partout où des hommes s’entretuent comme au moyen-âge en croyant servir Dieu.
Vous êtes catholique je l’imagine, et très pratiquant René Guitton. Vous avez fréquenté bien sûr le monastère de Tibhirine mais beaucoup d’autres à travers le monde. Saint Honorat, sur l’ile du même nom, à quelques encablures de votre festival favori, celui du cinéma. Vous avez même retrouvé dans un autre monastère algérien le seul rescapé du massacre de Tibhirine.
Avez-vous eu la tentation d’entrer un jour dans les ordres ? La tentation, je ne suis pas sûr que le mot soit approprié. Sachez seulement que je choisis les monastères pour y séjourner quand j’ai besoin de silence et de solitude. Ce n’est pas un lieu de prière pour moi. Je ne participe pas aux offices même si je partage la table des moines. Ce n’est pas le catholique mais l’écrivain qui a besoin de cet isolement pour méditer et créer.
René Guitton précise que s’il écrit c’est pour briser le silence qu’il redoute, celui qui nous rend sourds aux appels de détresse, aveugles aux persécutions rampantes, aux massacres ignorés, à l’indifférence entretenue des opinions publiques. Le parcours de René Guitton s’inscrit dès l’enfance dans une familiarité quotidienne avec les Musulmans. A Casablanca, où il a grandi, son père était une des figures de la communauté française. René fréquente le lycée Lyautet laïque comme il se doit. Enfant, il avait reçu dans une école privée, celle du père de Foucault, un enseignement religieux. Il passait sa vie à l’église. Cela ne l’empêchait pas d’être proche des musulmans.
«Il y avait une mosquée prêt de la maison. Ma nounou était juive. Elle me faisait partager Shabbat. Le jardinier était bien entendu un brave musulman et tout le monde à la maison vivait en paix»
Quant au jeune René, il consacrait ses loisirs aux Petits Frères des pauvres.
Plus tard, René Guitton allait étudier l’Exégèse mais aussi la philosophie hindoue. La lecture des grand sages de l’Inde s’ajoutait à l’étonnante diversité de ses vocations. Il n’a pas le physique d’un disc jockey et pourtant il a une connaissance approfondie du show business. Son théologien est incollables sur les groupes punks des années 70-80. Sa connaissance approfondie lui avait valu un job chez Polydor, la grande maison de disque où il fit, dit-il, tous les métiers de la musique. Ayant travaillé ensuite chez Philips avec Herbert Léonard et les Stincky Toys, un célèbre groupe des années 70 : «Cela ne m’empêchait pas pendant les enregistrement d’avoir le nez dans mes livres, de lire et relire Claudel, sans cesser d’avoir l’oreille attentive.»
Aujourd’hui, éditeur responsable d’Hachette littérature et de Calman Lévy, il publie les ouvrages de tous ceux qui militent comme lui pour une réconciliation nécessaire entre les fils d’Abraham. Il récuse les thèmes à la mode du prétendu « choc des civilisations ».
Depuis le 11 septembre 2001, la déferlante des fanatismes n’épargne rien ni personne. Pas plus les vivants que les morts, comme en témoignent les multiples profanations juives ou musulmanes, catholiques ou même purement crapuleuses où des bandes se glissent dans les cimetières la nuit pour voler sous les pierres tombales à peine posées, les cercueils qu’ils vident des ossements qu’ils contiennent. Ils les revendent et c’est, paraît-il, une affaire qui roule.
Saura-t-on un jour la vérité sur Tibhirine ? Il y a bientôt dix ans que je poursuis les recherches comme un reporter. Le film contribue magnifiquement à briser le silence, mais il débouche volontairement sur un point d’interrogation. Mon prochain livre sera intitulé « L’enquête » et fera apparaître d’un côté, la lucidité des moines. Ils savent qu’ils vont mourir. De l’autre, le choix inévitable qui est le leur. Obéir aux avertissements ce serait déserter et exposer les populations abandonnées à d’horribles règlements de compte. De là sans doute le succès populaire d’un film qui est le révélateur d’une société de consommation en quête de profits vouée à de criantes injustices et à la désagrégation progressive de ses repères. L’invasion des nouvelles technologies jusque dans notre intimité est en train d’accélérer la dérive d’un nouveau radeau de la Méduse. C’est parce que la société occidentale résignée se contente de sa réussite matérielle qu’elle cherche confusément les lumières d’un phare pour la guider jusqu’au bout de la nuit. De là, l’étonnante réussite d’un film porté par le puissant courant de la spiritualité renaissante.