GUITTON LE RECONCILIATEUR
En face de Cannes, il existe deux îles jumelles, déserte l'hiver, assiégées l'été par les bateaux, petits et grands, qui se bousculent entre elles pour jeter l'ancre dans une eau plus mondaine que limpide. Ce sont les îles Lérins. La première, envahie par les piétons et les marchands de glaces, s'appelle Marguerite et la seconde, moins accessible : Saint-Honorat.
Le monastère de St Honorat juché sur la pointe sud, est la dernière forteresse de Dieu, à quelques encablures de la Côte d'Azur, ce qui n'empêche pas les filles les plus sexy de venir sous les fenêtres étroites se livrer, sur le pont avant des yachts, aux ardeurs meurtrières du soleil. Elles attendent jusqu'au dernier instant qu'il s'enfonce à l'horizon, embrasant de pourpre et de confusion, les vieilles pierres du monastère, pour regagner Cannes, ses casinos, ses palaces et ses tentations.
Comment un éditeur devient le missionnaire de l'œcuménisme
C'est pourtant, là, au cœur de la frivolité médiatique du Festival de cinéma, que j'ai croisé René Guitton. Le philosophe, écrivain engagé dans un combat totalement étranger au mirage cinématographique. Il a été, plusieurs fois dans le passé, méditer parmi les moines de St Honorat, partageant pendant des semaines leur discipline et leurs prières. Il lui arrive aussi, un mois par an, de choisir, pour ses méditations et retraites, le silence absolu de monastères situés dans les paysages arides du désert. Son dernier livre intitulé " Ses Chrétiens qu'on assassine " s'inscrit dans l'actualité la plus tragique et la plus discrète des dernières années. L'éditeur écrivain veut d'abord aider les Chrétiens d'Orient à rester sur leur terres et faire assez de bruit pour que les dirigeants de la planète, G8, G12, G20, renoncent enfin à ne s'indigner que de certains massacres pour en négliger d'autres, tout aussi spectaculaires, mais enveloppés du silence confortable d'une omerta dictée par les besoins du confort diplomatique.
Le 30 mai 1996 à la sortie de Médéa en Algérie, on retrouvait les restes des sept moines trappistes de Tibhirine égorgés et décapités une semaine plus tôt par des militants du GIA. René Guitton connaissait ses trappistes. Il avait séjourné chez eux, partageant plusieurs semaines durant leur silence et leur amour pour une population algérienne. Mais l'attachement de ces moines faisait qu'en dépit de tous les appels à la prudence des autorités algériennes ou françaises, ils avaient refusé de quitter le pays. Le martyr des moines de Tibhirine avait conduit René Guitton à mener une enquête dans son livre intitulé 'Si nous nous taisons " pour reconstituer le scénario criminel qui, selon lui, aurait pu être évité sans certains dysfonctionnements entre les services français (DST, DGSE) puis rivalité entre politiques. Alain Juppé, alors Premier ministre, opposé à Charles Pasqua et aux réseaux algériens de Jean Charles Marchiani, alors préfet du Var, s'était opposé à la poursuite d'une négociation secrète engagée avec les islamistes à la demande du ministre de l'Intérieur en vue de libération des otages.
Une passerelle entre moines et stars
Me voici curieusement en tête-à-tête avec René Guitton rencontré entre la montée des marches parmi les stars et quelques dîners médiatiques et mondains où l'homme m'apparut tout à fait à l'aise dans le siècle, impeccable dans son smoking, fraternisant avec les personnalités les plus séduisantes du cinéma. Et aussi avec des producteurs, des scénaristes, des journalistes.
Je croyais rêver. Etait-ce bien le même ? René Guitton qui venait d'adresser un Sos lancé comme un pavé dans une cour de récréation, comme un cri de détresse et d'alarme dans un monde livré au fanatisme d'une interminable guerre de religion. Les imams de la guerre sainte sont à l'Islam ce qu'était l'inquisition au temps des flagellants de Séville à la religion catholique. Ils sont en retard sur nous, aveuglés sans doute par leur calendrier, celui de l'Hégire : Ils ne sont depuis cette année qu'en 1430 !
Voilà donc en cette fin d'été, René Guitton et moi, autour d'une table, celui du Clovis dont le chef de cuisine traite moins souvent les moines trappistes que les fines gueules qui sont les habitués de ce restaurant gastronomique du 8ème arrondissement de Paris. Robert Laffont, patron du groupe de presse qui porte son nom (Entreprendre en est le vaisseau amiral) m'accompagnait dans cet entretien car ses préoccupations de chef d'entreprise n'ont pas effacé sa curiosité d'esprit et j'ai vu une insolite passerelle s'établir entre lui et mon invité.
-Cher René Guitton, pouvez-vous nous dire ce qu'un homme comme vous était allé faire en mai dernier à Cannes au Festival du cinéma ?
Ma question est le reflet de mon étonnement. Maintenant, je le vois en vrai et non entre Johnny Halliday et Isabelle Adjani. Je remarque d'abord le haut du visage et la sérénité d'une tête bien faite, libérée depuis de ses poils inutiles, de ses ornements vaniteux que nous appelons les cheveux. La nature de René Guitton d'une calvitie élégante et monacale où la lumière se reflète comme dans un miroir. Vient-elle du ciel ou de l'intérieur ? Alors, quel besoin avait-il de chercher celle des projecteurs en escaladant les marches derrière Eric Cantona ou Isabelle Huppert ?
"Soyons clairs, même s'il m'arrive de chercher à l'ombre des monastères le silence propre à la méditation pour moi vital, je suis d'abord un écrivain engagé. Je ne prêche pas pour ma paroisse mais pour briser l'autre silence : celui qui nous rend sourd aux appels de détresse. Ce silence nous rend aveugle aux persécutions rampantes, aux massacres volontairement ignorés, aux consensus prudents des chefs d'Etat, à l'indifférence entretenue des opinions publiques. Il faut aller là où l'indifférence est d'autant plus criante que le cinéma est un moyen puissant pour braquer les projecteurs sur les drames de notre époque. Il y trouve son compte. Mais sa dramaturgie ignore trop souvent les enjeux les plus tragiques de notre époque. Il se sert de n'importe quoi pour faire du bruit. Voilà pourquoi j'ai besoin de dialoguer avec ceux qui font cette industrie."
René Guitton fréquente à longueur d'année, loin des salons parisiens et des cocktails d'éditeurs, les chemins meurtriers des zones épargnées par le tourisme. Dans ses reportages de voyageur impénitent, il ne visite pas seulement les lieux maudits livrés à la vindicte antichrétienne, mais se rend partout où, au nom d'une religion ou d'une secte, des hommes s'entretuent comme au Moyen-âge en croyant servir Dieu. Chiites, Sunnites, Soufistes, Hamas contre Hezbollah, Juifs et Palestinien, voire même en Inde ou au Sri Lanka, en Chine ou en Malaisie, Bouddhistes déchaînés contre les monothéistes, dressés les uns contre les autres. " Ces Chrétiens qu'on assassine " révèle, par-delà les convictions personnelles de René Guitton, la révolte d'un homme en colère. Témoignages d'un grand reporter écrivain qui a vu du Maroc à la Chine, en passant par l'Indonésie se réduire comme une peau de chagrin la diaspora chrétienne toutes églises confondues, coptes orthodoxes ou arméniens, Chrétiens d'Egypte ou du Liban.
En Indonésie, s'ils refusent de s'exiler ils sont islamisés d'office. On leur refuse un emploi s'ils n'acceptent pas la motion 'Islam' sur leur carte d'identité.
Dans d'autres pays comme l'Inde ou le Nigéria, les persécutions peuvent aller de la simple discrimination jusqu'aux assassinats individuels ou aux massacres collectifs. Rappelons-nous seulement ce qui s'est passé à Bombay dans un palace peuplé de touristes en octobre 2008. Ce ne sont ni des chrétiens ni des musulmans. Seulement des gens venus d'ailleurs.
Pourquoi aujourd'hui cette explosion récurrente de haine ?
L'explication de René Guitton est simple :
" En 2001 nous avons eu le 11 septembre. Après le double attentat lancé contre les Twins towers de New York, les fanatismes de tous bords se sont radicalisés. Pas seulement ceux de l'Islam. Mais dans tous les pays où les gouvernements ont fait preuve face aux actes antichrétiens d'une complaisance inquiétante développant ainsi chez les fondamentalistes un sentiment d'impunité. Au Sri Lanka par exemple, la police n'intervient qu'une fois les massacres achevés. La guerre américaine contre l'Irak n'a fait qu'encourager les fanatiques de l'antéchrist, 500 000 irakiens chrétiens, ayant dû quitter le pays depuis le 2 Avril 2003. Au temps de Saddam Hussein, ces gens-là se sentaient encore protégés. C'est d'ailleurs ce que l'Irak " libéré " leur reproche aujourd'hui. "
Les lumières venues de l'Orient
Tout le parcours de René Guitton s'inscrit dès l'enfance dans une familiarité vécue et quotidienne avec le monde arabe. A Casablanca où il a grandi, son père était une figure de la communauté française. René fréquentait le Lycée Lyautet, laïc comme il se doit. Mais auparavant il avait fait ses premières armes dans une école privée qui portait le nom du Père de Foucault. Il lui restait de cet enseignement une solide foi religieuse.
" Je passais ma vie à l'église "
Ce qui ne l'empêchait pas d'être proche des Musulmans.
" Il y avait une mosquée à côté de la maison. "
Et il se souvient que sa nounou était juive.
" Elle me faisait partager Shabbat. Le jardinier arabe était, bien entendu, un brave Musulman. La paix régnait en lui. "
Le jeune René Guitton de son côté consacrait le plus clair de ses loisirs aux "Petits frères des pauvres ". Sa fidélité à l'Eglise fur interrompue brutalement quand son père mourut. Il n'avait que 14 ans.
" Ce jour là, j'ai rompu avec Dieu. "
Son père René Alexandre Guitton, originaire de La Rochelle, fut enterré, religieusement, à Casablanca (où il jouait un rôle économique et politique important autour du protectorat) dans le cimetière où sa mère avait prévu un caveau à deux places, à côté de celui où reposait Marcel Cerdan. Mais elle ne le rejoignit que longtemps après, à l'âge de 94 ans.
Depuis le 11 septembre 2001, la déferlante des fanatismes n'épargnait rien ni personne. Pas plus les vivants que les morts. Partout dans le monde, les cimetières sont le théâtre nocturne d'abominables profanations. Celles des tombes juives n'ont cessé de se multiplier. Et cela fait l'objet de rubriques sinistres et quasi quotidiennes. Mais celles des Musulmans moins médiatisées entraînent des règlements de compte sanglants, anonymes où ce sont de vivants qu'on égorge pour punir au hasard ceux qui pourraient agresser les morts.
En 2006, bouleversé par le nombre croissant de ces pratiques morbides, René Guitton, 50 ans après la mort de son père, retourna à Casablanca pour exhumer sa dépouille. Il dut obtenir de l'administration marocaine une autorisation. Le commissaire, ému, lui avait dit " comme je vous comprends ! " La mode, depuis les années 70, s'était répandue au Maroc où des marabouts ouvraient les tombes et s'emparaient des ossements pour les transformer en boissons dites " magiques " clandestinement vendues pour leurs vertus prétendument aphrodisiaques ou thérapeutiques.
Avant d'entrer dans la vie active, René Guitton avait étudié l'exégèse et la théologie. Il s'intéressait à la philosophie hindoue. Il plongeait dans la lecture des grands sages de l'Inde. A cette époque, il avait aussi la passion de la musique mais aussi des variétés et sa bonne connaissance des groupes punk lui avait valu un job chez Polydor, la grande maison de disque où il fit, dit-il, " tous les métiers de la musique ". Il avait travaillé entre autres avec Gérard Davoust, le producteur d'Aznavour. Et plus tard, chez Philips avec Herbert Léonard ou il découvrit les Stinky toys, un groupe punk des années 70-80. " N'empêche, avoue-t-il, que pendant les enregistrements j'avais le nez dans mes livres, j'étais plongé dans Claudel et ça ne m'empêchait pas d'avoir l'oreille attentive. "
René Guitton n'avait pas encore découvert sa vocation de détective sur les pistes cachées des lieux saints et de leurs mystères. Cette enquête permanente ne lui a pas seulement valu d'être couronné à plusieurs reprises par l'Académie française même s'il ne siège pas encore sous la Coupole, mais de se révéler à lui-même comme un militant d'une réconciliation nécessaire entre les fils d'Abraham d'une ouverture d'esprit qui est en politique comme en religion ou encore dans l'entreprise la clé des grandes réussites. René Guitton récuse les thèmes à la mode du prétendu choc des civilisations. Ce choc ne sert qu'à masquer nos échecs et notre résignation au nom d'un fatalisme inavoué.
René Guitton, quand il n'est pas dans un monastère ou sur les chemins, est un homme du siècle. Il organise son œuvre et la promotion de cette œuvre comme un entrepreneur. Il ne néglige aucune porte. Il est membre d'une commission de l'Unesco, chargé de promouvoir la réconciliation et mieux l'alliance des cultures que tout dans l'actualité semble opposer.
René Guitton a lu tous les livres sacrés : le Coran, le Talmud, les Evangiles. Sa science de religions, sa connaissance physique, font de lui un négociateur d'une réconciliation urgente entre tous ceux qui croient, au-delà des Eglises, en un seul Dieu. Dans l'esprit de René Guitton, cette paix n'exclut personne. Pas même les incroyants.
Michel Clerc