Il est difficile de mesurer encore toutes les conséquences qu’aurait un tel acte, aussi criminel que stupide. L’émotion qu’avait d’ores et déjà suscitée l’annonce de cet autodafé dans le monde musulman permet de penser qu’un peu partout, les non-musulmans auraient risqué d’être désignés comme des boucs émissaires, et la cible de représailles de groupes fondamentalistes. Le président iranien Mahmoud Ahmadinejad n’a-t-il pas qualifié le geste annoncé de Terry Jones de « provocation sioniste » et affirmé qu’Israël serait détruit pour avoir inspiré un tel geste !
Photos : Le pasteur Terry Jones. Chef d’un groupe chrétien fondamentaliste de Gainsville, en Floride, il a renoncé à brûler le Coran, le 11 septembre 2010.
Ce sont là autant de drames qui contribuent à creuser un peu plus le fossé entre l’islam et l’Occident et à donner du premier une image tronquée. À faire oublier qu’en la matière, l’Occident n’est pas toujours le mieux placé pour s’ériger en donneur de leçons. L’acte isolé, tel celui envisagé alors par le pasteur américain, et condamné par l’ensemble des dirigeants religieux aux États-Unis, évoque en nous des souvenirs de sinistre mémoire : entre autres, ces bûchers dans lesquels des foules de nazis fanatisés jetaient à des fins purificatrices les ouvrages des auteurs juifs ou décadents.
On peut aussi remonter plus loin dans l’histoire et rappeler que le christianisme eut largement recours aux bûchers pour extirper « l’hérésie ». On livra ainsi aux flammes les écrits de Nicolas Copernic mais aussi ceux de Martin Luther ou de Jean Calvin tout comme ceux de Jansénius. On objectera qu’il s’agissait d’ouvrages d’auteurs hétérodoxes et non des livres saints d’une autre religion. Mais cela aussi se produisit.
En 1242, à Paris, sur l’emplacement de l’actuelle place de l’Hôtel-de-Ville, « 42 charretées de livres juifs » furent brûlées en présence du « bon » roi Saint Louis. Il s’agissait des manuscrits du Talmud confisqués quelques années plus tôt, un Talmud qui fit l’objet d’un procès en bonne et due forme au motif qu’il aurait contenu des passages insultants pour le Christ et la Vierge. Dans l’Espagne de la Renaissance, à l’occasion des persécutions dirigées contre les morisques, les descendants des musulmans andalous contraints d’adopter le catholicisme mais continuant à pratiquer en secret leur foi ancestrale, des exemplaires du Coran furent livrés aux flammes, tout comme leurs lecteurs.
Autant dire que les fanatiques d’aujourd’hui n’ont rien inventé. Ils se recrutent d’ailleurs dans toutes les religions. C’est ainsi que, pour protester contre l’action prosélyte de missionnaires évangélistes américains, le maire juif d’une localité ultra-orthodoxe israélienne, Or Yehouda, n’a pas hésité à faire détruire par le feu en juillet 2008 des exemplaires du Nouveau Testament distribués dans les boîtes à lettres de ses administrés.
Aujourd’hui encore, dans certains pays musulmans, l’introduction de Bibles chrétiennes reste sévèrement prohibée et la simple possession de ce texte, voire sa diffusion, constitue un délit même si l’on ne va pas jusqu’à brûler un Livre, ce Livre auquel le Prophète faisait largement référence dans le Coran.
À cette loterie de l’intolérance, tous les fanatiques sont grands gagnants et les hommes de foi perdants. Car c’est avoir une image singulièrement tronquée et avilissante de la religion que d’imaginer que l’incandescence de l’amour divin peut se nourrir des flammes de ces bûchers de la haine.