Eros dans l'art féminin-pluriel au moyen-âge, dans le message chrétien. Communication faite à l'université Gabriele d'Annunzio de Pescara (Italie)
Texte publié dans la Revue Plaisance n°2-2004.
Cette litanie, non exhaustive*, de femmes pluriel ne remonte pas aux toutes premières représentations iconographiques dont nous disposons sur le sujet. Avant l’émergence du couple traditionnel homme/femme dans l’antiquité ou dans la tradition biblique, les premières découvertes des représentations de femmes au pluriel nous sont rapportées par Gabriele Meixner. L’auteur relate la présence de femmes entre elles avec, pour les plus anciennes, des scènes dessinées sur les parois des grottes de Gonnersdorf, dans la vallée du Rhin. Ces dessins remontent à plus de 14.000 ans. Dans des régions avoisinantes, telle la vallée du Danube, plus loin en Roumanie, des statuettes de terre cuite ont été découvertes représentant des femmes enlacées. Les chercheurs ont trouvé également des vases en Anatolie, ainsi que les célèbres couples de déesses corinthiennes du VIe av. notre ère. L’auteur avance même cette assertion surprenante: parmi l’ensemble des couples exhumés par les archéologues, sur la période s’étirant du XIIe au VIe siècle av. JC, près de 90% sont des couples féminins.
La liste de ces duos de femmes représentées dans la statuaire et l’art domestique de l’Antiquité s’avère significative : retenons la fameuse assiette de Théra et arrêtons-nous sur ce vase athénien du Ve siècle av. JC, conservé au musée de Tarquinia. Deux femmes y sont représentées. Très belles, longilignes, aériennes telles des sylphides, elles se font faces, nues, l’une accroupie, l’autre debout. Celle baissée caresse le sexe de sa compagne qui lui offre en retour, une coupe de parfum. Leurs attitudes sont sans ambiguïté, les codes érotiques étant clairement affichés.
Les fameuses terres cuites de Tanagra, des IVe et IIIe siècles av. JC, livrent également des couples de femmes, dans des attitudes chargées d’affection féminine, comme cette statuette de Myrina, Ier siècle avant notre ère, où une femme en tient une autre tendrement assise sur ses genoux, en la retenant par une cuisse, la main glissée sur le haut de l’aine, contre le ventre.
Il conviendrait aussi de citer la légende de Sappho et d’évoquer Ovide, mais nous nous abstiendrons d’aborder ici l’œuvre de ce génie du paganisme puisque nous avons choisi de nous centrer sur le message chrétien.
Que Tibère fasse orner ses appartements de peintures pornographiques, qu’il rassemble des groupes de jeunes filles et de jeunes gens pour des accouplements, les représentations artistiques de cette débauche n’évoqueront jamais de scène entre femmes. Le phallus est érigé en symbole de l‘ordre romain, l’art voulant ignorer les réalités du gynécée impérial.
Chez les Grecs, de même, les amours féminines vont disparaître de la création artistique au profit de la relation hétérosexuelle et de la relation entre hommes, considérée comme un rite d’initiation sociale, rapport homosexuel dont la représentation artistique ne sera pas proscrite. En revanche, l’absence de couples féminins dans l’art va s’étirer sur tout le premier millénaire et jusqu’à la fin du Moyen-âge.
Au risque de voir nos hypothèses perçues comme iconoclastes, il nous est apparu intéressant d’étudier la tradition artistique du « féminin-pluriel », sur la période médiévale, dans l’art religieux.
Pour ce faire, nous nous sommes autorisés une lecture personnelle du texte biblique, en nous consacrant tout d’abord à des chapitres où l’Eros, pris dans son sens large, émerge du sacré.
Dans l’ancien Testament, citons Le Cantique des Cantiques, chef d’œuvre de la poésie érotique. Dès les premières lignes du prologue, la bien aimée donne le ton passionné qui domine tout le recueil :
Qu’il me baise de baisers de sa bouche
Son bras gauche est sous ma tête et sa droite m’étreint…
Mon bien aimé a passé la main par la fente (de la porte)
et pour lui mes entrailles ont frémi…
Ses lèvres sont des lis…
Son ventre une masse d’ivoire…
Ses jambes des colonnes d’albâtre…
Son bien aimé lui répond avec autant de fougue :
Tes lèvres distillent le miel vierge.
Le miel et le lait sont sous ta langue…
Ton nombril forme une coupe,
que les vins n’y manquent pas !
Ton ventre un monceau de froment
Tes deux seins ressemblent à deux faons…
De même dans le texte d’Osée, qui rapporte les paroles de Yavhé. Bien qu’il s’agisse d’une parabole, les termes sont délibérément chargés d’érotisme :
Qu’elle écarte de sa face ses prostitutions
Et d’entre ses seins, ses adultères.
Sinon je la déshabillerai toute nue
Et la mettrai comme au jour de sa naissance.
Quant à l’attachement entre femmes, il retentit également d’un langage d’amour passion, dans le « Livre de Ruth ». Noémie voit son mari et ses deux fils emportés par la mort. Elle invite alors ses deux brus à s’exiler, afin de trouver un autre mari. Elle les embrasse pour les chasser, mais les jeunes veuves refusent la séparation. Orpa finit néanmoins par quitter sa belle-mère quand Ruth, en échange, lui demeure profondément attachée. Malgré l’insistance de Noémie qui lui enjoint de partir, Ruth répond : « Ne me presse pas de t’abandonner et de m’éloigner de toi car où tu iras, j’irai, où tu demeureras, je demeurerai ; ton peuple sera mon peuple et ton Dieu sera mon Dieu. Là où tu mourras, je mourrai et là je serai ensevelie. Que Yavhé agisse ainsi, si ce n’est pas la mort qui nous sépare ! »
Quel attachement ! Quelle puissante déclaration d’un amour qui ne peut être que sanctionné par la mort !
Dans le Nouveau Testament, il est un texte dont la perception de certains courants de l’Eglise chrétienne d’Orient a vraisemblablement influencé l’art de l’enluminure et de l’iconologie :
Evangile selon Saint Luc : « Naissance et vie de Jean Baptiste et de Jésus ». Le très saint épisode de la « Visitation » est situé entre deux grands moments théologiques : celui de « l’Annonciation » et celui du « Magnificat ».
Marie est vierge, jeune, naïve. Elle est fiancée à Joseph. L’Ange Gabriel lui apparaît à Nazareth, en Galilée, et lui dit : « Réjouis-toi, comblée de grâce, le Seigneur est avec toi ». A ces mots, Marie ressent alors un trouble profond, mais l’Ange la rassure et lui annonce qu’elle concevra et engendrera un fils, qu’elle appellera Jésus. L’Ange ajoute qu’Elisabeth, sa parente, vient elle aussi de concevoir un garçon, qui n’est pas encore né. C’est l’épisode de « l’Annonciation » qui, comme celui de la « Visitation », révèle, dans l’approche lucanienne, une grande sensibilité féminine.
Marie rend alors visite à son aînée Elisabeth et les deux femmes vont se révéler le corps plein d’une vie en elles, un corps en bouleversement, en transformation, dans ses formes, dans ses sensations, dans ses sens. De l’influx du spirituel sur le charnel. Toutes deux vont recevoir Dieu. Ce qui sépare les deux femmes, c’est l’âge : l’une a toutes les raisons d’enfanter, l’autre a perdu tout espoir. Néanmoins, elles vont être réunies par la seule volonté de Dieu, dans la plénitude de l’enfantement.
Elisabeth n’avait jamais été engrossée. Cette frustration, ce vide dans son ventre, c’est le vide de sa vie. La frustration d’un terrible désir inassouvi. Depuis six mois elle s’est cachée, dès l’annonce de l’enfantement que l’ange Gabriel a faite à son mari Zacharie. Elle porte un enfant, et porte un secret. Elle sent en elle cette vie. Cette grossesse miracle donne déjà des formes à son corps.
De son côté Marie s’est vue annoncer un fils de chair, mais aussi un enfant de Mystère. Enfant de l’Esprit Saint. Si l’ange ne l’en avait pas instruite, Marie pourrait craindre d’être perçue comme une femme adultère. L’Esprit Saint a empli leurs ventres et les deux femmes sont habitées d’une force nouvelle. Pourtant Marie, comme Elisabeth, se trouve dans une grande solitude. Elisabeth tait cette vie qui pousse en elle. Marie la tait également. Elle a su, par l’Ange, qu’Elisabeth porte un fils aussi. Marie part la rejoindre pour lui dire une chose incroyable. Et puisqu’elle porte Dieu en elle, que rien n’est impossible à Dieu, elle ose.
Il était important de rappeler ces faits rapportés par l’Evangéliste Luc, pour mieux appréhender la perception que certains artistes médiévaux vont avoir de cette scène et la transcription iconographique qu’ils vont en faire.
Chez les enlumineurs chrétiens d’Orient, l’expression de la « Visitation » va prendre une forme singulière. Dès le IXe siècle, dans l’art de l’enluminure, va transparaître le trouble spirituel et charnel que vont éprouver les deux femmes.
Pour Elisabeth et Marie, le contexte psychologique et physiologique est porteur d’une charge émotionnelle inouïe. Marie est comme « transportée » jusqu’à la maison d’Elisabeth. Elles ressentent et vivent toutes deux le choc immense de l’événement. « Car, dit Elisabeth, dès l’instant où ta salutation a frappé mes oreilles, l’enfant a tressailli d’allégresse en mon sein ». Marie sait qu’elle porte le « fils du Très Haut ». L’Ange Gabriel le lui a dit. Elisabeth sait qu’elle est pleine d’un garçon « qui sera grand devant le Seigneur ».
La joie des deux femmes est indescriptible et confine à l’extase. L’émotion touche à son paroxysme. Mues par le secret partagé, elles exultent et s’embrassent, s’étreignent, ressentant toutes deux leurs corps pleins de l’Esprit Saint, pleins de Dieu, Dieu incarné en homme, ne l’oublions pas, dans la religion chrétienne.
Autre lien qui rapproche les deux femmes : la préfiguration de l’attachement qui unira leur fils, Jésus et Jean Baptiste, et constituera le nouveau paradigme du lien spirituel entre les hommes.
Cette relation de Marie et Elisabeth est porteuse d’un trouble puissant, car l’enfantement est un langage du corps, une métaphore qui va transfigurer cet avenir dont elles ont prescience.
Cet « embrasement » et la sensualité de ces effusions vont être captés par les enlumineurs d’Orient, qui en catalyseront l’intensité. Ces artistes byzantins, syriaques, vont représenter les deux femmes enlacées, corps contre corps, ventre contre ventre. Dans certaines œuvres, Elisabeth tâte même d’une main le galbe de Marie empli de la ferveur divine. Marie attire à elle Elisabeth en lui posant sa main droite sur la joue. Les visages tendrement réunis s’appuient l’un contre l’autre, les bouches s’effleurent presque. Ces femmes, fécondées par l’Esprit Saint, éveillent chez les artistes du Moyen Orient, un sens créatif nouveau : transfigurer la dimension spirituelle, née de l’intimité affective qui relie Marie et Elisabeth à Dieu, en une divinisation du désir. Par cette communion des corps, les œuvres vont traduire une exaltation vers Dieu, donnant un sens de purification extrême au désir. Ce désir monte vers le Divin, par transformation des pulsions, selon le concept freudien de sublimation, pour atteindre l’amour d’alliance.
La représentation des ces deux femmes dans une attitude passionnelle sera ainsi sublimée par les enlumineurs en une sorte d’expérience de fusion affective-esthétique en Dieu.
Cette image mystico-sensuelle de la « Visitation » va se répandre dans le bassin méditerranéen oriental et dans toute l’Europe, sur toutes sortes de supports : des enluminures qui vont décorer les bibles, des livres de prière, des objets de terre cuite que les pèlerins rapportent de Jérusalem, sur les fresques, les bas reliefs et les frontons qui ornent les églises, sur les vitraux etc.
Mais les déchirements de Rome avec l’Orient chrétien ; l’apogée de la puissance médiévale dans sa maîtrise de la pensée, malgré l’amour du désir mystique qui se développe au Moyen âge, vont appeler l’art sacré à un plus grand rigorisme. Les représentations iconographiques nouvelles des scènes bibliques, telle la « Visitation », vont revenir à des normes plus austères.
On le voit chez Giotto, où le texte lucanien sera exprimé en toute sobriété. Même si les deux femmes s’embrassent et s’étreignent dans un climat d’affection ostentatoire, que le peintre a voulu souligner, Elisabeth esquisse un mouvement de respect envers Marie, future Sainte Mère de Dieu.
On est loin des effusions d’inspiration orientale.
Cette expression marginale du religieux dans l’art sera freinée, dorénavant et pour plusieurs siècles, par l’austérité des exigences de l’Eglise. L’esprit des turbulences qui agitent la chrétienté, dont les schismes qui s’annoncent, ne laissera plus place à des « dérives » artistiques où l’attachement entre les femmes pourrait subir les influences sournoises et perfides de l’Eros.
* Florilège à rebours :
- 1923 – LEMPICKA – Les Deux Amies, et transgression de la chair.
- 1915 – SCHIELE – Deux filles allongées. Respiration des corps
- 1911 – KIRCHNER – Nus féminins. Le couple s’explore
- 1907 – KLIMT – Serpent d’eau. Rêves aquatiques
- 1907 – PICASSO – Les demoiselles d’Avignon. Expression lascive
- 1894 – TOULOUSE-LAUTREC – Le sofa. Le désir à l’état brut
- 1887 – RENOIR – Les grandes baigneuses. Luxuriance de la pureté
- 1885 – RODIN – Femmes damnées. Paroxysme de l’Eros sculptural
- 1866 – COURBET – Paresse et luxure. Cantique à la sensualité triomphante
- 1862 – INGRES – Le bain turc. L’Eros flamboyants des femmes offertes
- 1639 – RUBENS – Naïades. Effusion sublimes en éloge à la vie
- 1505 – RAPHAËL – Les trois Grâces. Incursion vers le nu païen poétique
- 1305 – GIOTTO – Visite de Marie à Elisabeth. Chef d’œuvre absolu où Dieu se fait chair
- XIIe siècle – Bas relief de Guîtres. Etreinte de la Visitation
- XIIe siècle – Enluminure de la Visitation – Livre de prière de Hildegarde von Bingen
- VIIIe siècle – Diptyque d’ivoire de Genoels – Eldren
- Ier siècle av. JC – Femmes assises tendrement / Provenance de Myrina
- 510 av. JC – Vase athénien. Femmes nues se caressant. Musée de Tarquinia
René Guitton