Depuis que l’homme est doué d’intelligence, les philosophes ont pensé que le concept de parole révélait le sens de toute choses. Le logos en grec, Verbum en latin, devenait en français, le Verbe, ou encore la Parole.
Dans la tradition judaïque, cette Parole est le signe et le moyen de la puissance divine: «Dieu dit, et cela est» (Gn1). En grec le mot logos signifie aussi discours, raison, science et même, chez certains philosophes, le terme a-t-il le sens de principe organisateur du monde.
Ainsi la Création toute entière serait-elle langage, même quand elle n’est pas constituée de mots ou de signes. «Au commencement était le Verbe» «Et le Verbe était Dieu» (Jn1,1) écrit Jean à la toute première phrase de son Evangile et, toujours selon lui, cette Parole créatrice se fait incarnation en Jésus.
Près de vingt siècles après l’évangéliste Jean, Gabriele-Aldo Bertozzi crée à Paris au café de Flore, Boulevard Saint Germain, l’Inisme. Ce nouveau courant veut prolonger le défi de l’avant garde initié par ses ancêtres cubistes, futuristes, dadaïstes, surréalistes, mais pour le porter plus loin encore. En effet, il ne suffisait pas de prétendre abolir société, culture et art traditionnel pour retrouver le réel authentique, ou protester contre l’absurdité de l’expression universelle pour tomber dans le nihilisme. Il ne suffisait pas de créer des mouvements de révolte littéraires et esthétiques, prétendre inventer un art supérieur à la réalité ordinaire, ou encore vouloir renouveler toutes les valeurs sociales, intellectuelles et morales, s’acharner à briser toutes les formes d’ordre, de logique, se réclamer de la psychanalyse et de la philosophie et rejeter systématiquement toutes les constructions de l’esprit. Non ! Il ne suffisait pas de dresser, face à la beauté de consommation, un esthétisme de provocation. A quoi aurait servi de violer tous les canons de la beauté cliché, imposés jusqu’au XXe siècle, si l’on n’apportait pas une réelle novation.
Rembrant aimait Saskia, sa femme, qu’il a peinte comme l’incarnation idéale de la beauté. Trois siècles plus tard Dali peint son épouse, Gala, qui incarne elle aussi l’idéal de beauté, selon le maître. Y-a-t-il un point commun entre ces deux beautés? Les deux œuvres répondent aux goûts et aux modes des sociétés de leur temps. Et si ces toiles, à leurs époques, ont été révolutionnaires, elles ne l’ont plus été le jour où elles sont entrées au musée. D’où l’un des défis essentiels de l’Inisme qui est de placer son langage en révolution permanente pour ne pas le laisser se fondre dans un syncrétisme uniforme. Provoquer la provocation, peut-être, et surtout la mettre au défi de rester éternellement subversive, les révoltes étant trop éphémères.
« L’homme est à la recherche d’un nouveau langage » dit Apollinaire. L’Inisme s’y est employé.
Les premières difficultés résidaient dans sa conception et sa définition, par l’invention absolue. Comment peindre sans peinture, comment sculpter sans matériaux, écrire sans mot? Comment exprimer l’inexprimable, alors que nous sommes limités et contraints à utiliser les mots que nous connaissons et comment procéder autrement que par l’utilisation d’autres mots? On retiendra que le mouvement est une Internationale, donc sans limite spatiale, esthétique et littéraire – Novatrice, par conséquent radicalement initiatrice d’un logos et d’un sens inédits, - et Infinitésimale, qui pourrait ainsi sous-entendre la création d’une sorte d’explosion atomique du verbe, afin de revenir à une expression, au paroxysme de la quintessence, repoussant ainsi les confins de la réalité connue, vers un réel outil de création d’un langage nouveau.
Si l’on prolonge cette hypothèse, on ne peut échapper à la question de savoir de quoi serait constitué cette "infinitésimale", ces sortes de particules élémentaires?
L’humanité évolue dans le cosmos sans avoir la notion des innombrables formes qui ont éxisté ou existeront avant ou après, ou pendant elle.
L’espace, le temps, génèrent un produit qui est un certain vide. Un vide oui, mais un vide plein, puisque selon certaines théories de physique, il n’existe pas de néant. Un vide plein d’énergie au moins. Si l’Inisme parvenait à tout ramener à l’infinitésimal, elle rencontrerait ce quelque chose originel, une sorte d’alpha cosmique invisible, qui se muterait en particules, engendrant vibrations, mouvements, sons, phonèmes, morts, lumières, couleurs… Selon la physique, le vide ne se présente pas comme le rien, le néant absolu, l’absence de tout. Non, c’est un état particulier des choses. Et la trace la plus faible en est l’énergie, mais une énergie jamais nulle, au moins résiduelle et ineffable. Dans l’infiniment petit les champs atteignent un minimum, mais jamais d’absence absolue. Ce vide apparent est appelé le vide quantique. Et ce vide quantique constitue en quelque sorte un point de départ, une promesse du monde qui laisse à l’Inisme les plus grands espoirs. Oui, ce vide est plein d’une colossale potentialité faite d’énergie, transformant ainsi ces sortes de particules virtuelles en particules réelles, pour être productives, pour être en expansion vers un monde qui va se renouveler sans cesse.
Il en est de même dans l’esprit de l’homme où sa réflexion personnelle, son énergie, va tirer du «vide» de son esprit, et ce grâce à son imaginaire, une expansion vers de nouvelles créations, créations d’œuvres matérielles ou immatérielles.
C’est dans ce «vide» que les vrais artistes, les vrais créateurs, vont trouver leur source de véritable inspiration, l’illumination, la grâce! L’artiste peintre, le compositeur, le sculpteur, l’écrivain, le poète… quand il décide de créer une œuvre ex-nihilo, part de l’esprit vide de tout projet et va où son élan le conduit.
«Pour savoir ce que l’on veut peindre, disait Picasso, il faut commencer par le peindre. Si surgit un homme, je peins un homme. Si surgit une femme, je peins une femme».
Victor Hugo affirmait pour sa part qu’il écrivait ce que Dieu lui dictait. Dieu? Dieu ou l’espace créé en soit pour que l’illumination s’y glisse ? laissant toute la place à l’esprit inspirateur, à l’esprit créateur.
S’il faut retourner aux sources, à l’infinitésimal, pour retrouver la particule élémentaire, cela sous-entendrait que l’univers ait une source précisément, un début, comme l’avance la théorie dite «linéaire». En opposition à la théorie «cyclique» qui affirme que tout est éternité, sans début, sans fin.
Croire que le temps de l’univers est linéaire, qu’il a commencé à couler et continue de s’écouler –que ce soit par l’intervention divine ou par mécanisme strictement physique- est la théorie retenue par la majorité des physiciens. Mais dans ce cas se pose la question de la création de cette entité créatrice, que certains nomment Dieu.
Dans le livre des morts de l’Egypte ancienne, il est rapporté cette phrase émanant d’un dieu créateur : « Je me suis engendré moi-même à partir de la substance originelle que j’ai créée ! »
Mais alors, le «Linéaire» ne rejoint-il pas le «Cyclique»? Cela peut nous sembler incohérent et pourtant, si nous marchons tout droit sur la terre, pendant quarante mille Kms, nous reviendrons au point de départ. Et si nous continuions à marcher indéfiniment tout droit, nous ne ferions en fait que retourner toujours sur nos pas. S’il en était ainsi du temps, qui nous semble linéaire avec un début et une fin, alors qu’il serait sans début ni fin, l’univers serait par conséquent son propre créateur. A l’homme le soin de faire exister Dieu, afin qu’il puisse nous créer en retour!
Ainsi la conscience humaine résulterait d’un projet qu’il nous appartient de faire advenir et dans ce dispositif l’Inisme aurait un rôle éminent à jouer, par l’invention de son langage, contribuant conséquemment à l’expansion de l’univers-pensée, l’univers-conscience, espace, temps, création.
En procédant par sa quête de l’infinitésimal, l’Inisme participe à une tentative d’élucidation de la vie et nous contraint à nous interroger sur le défi le plus fascinant qui soit : l’origine de l’univers. Il s’agit bien de remonter aux particules élémentaires et de redonner à chaque élément son rôle d’acteur du jeu universel, son rôle de créateur. A l’heure de la fission nucléaire, qui permet d’entrer dans le cœur de la matière, l’entreprise est passionnante.
Mais alors, par ce projet éminemment ambitieux, même si l’on peut penser qu’il résulte d’une réaction de désespoir face aux modes d’expression classiques ou même révolutionnaires, certains pourraient interpréter la quête de l’Inisme comme une volonté de puissance quasi mégalomaniaque.
Le projet Iniste tente de produire un sens «accessible à tous les sens» et qui, par la même, «parle» au delà de la multiplicité des langues. Dans cette voie effectivement, l’Inisme essaie de conjurer la dispersion de Babel en reconstruisant un sens, mais en deçà et au delà du langage existant. Dans la Genèse il est écrit :
«Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont la tête soit dans les cieux et faisons-nous un nom, pour que nous ne soyons pas dispersés sur la surface de toute la terre!» dirent les hommes. (Gen,XI, 4). […] Et Yahvé dit : «S’ils commencent à faire cela, rien désormais ne leur sera impossible de tout ce qu’ils décideront de faire. Confondons leur langage de sorte qu’ils ne comprennent plus le langage les uns des autres» Puis Yahvé les dispersa de la surface de toute la terre et il cessèrent de bâtir.
L’entreprise de l’Inisme est bien «création» par l’assemblage d’éléments atomiques dans une forme épurée et universellement accessible, ce en quoi elle est louable. Mais si elle prétendait s’installer comme formule fondamentale, et si elle parvenait à élever la Tour Iniste en renouant avec les origines, ne laisserait-elle pas imaginer à l’homme qu’elle peut égaler Dieu?
Méditons ce texte inspiré des légendes babyloniennes et des récits inter testamentaires:
La perspective de se hisser au plus haut, et atteindre jusqu’au créateur suprême, transporta d’enthousiasme les hommes. Porté par sa puissance et par ses rêves, Nemrod, héros mi-homme, mi-Dieu, fut gagné par la folie. Il fit élever une tour assez haute pour lui permettre d’escalader le ciel, pour se confronter à ce dieu que l’on prétend tout puissant.
Il lança son défi contre le Créateur. Nemrod exigea que l’on bâtisse une tour qui survivrait aux nations, un monument, dominant l’univers et déchirant l’Ether. Les travaux aboutirent quarante années plus tard, bien plus vite et plus haut que les architectes n’avaient osé l’imaginer.
Le destin de ces hommes, par leur désir impétueux de se confronter à Dieu, les condamnait à subir un châtiment d’apocalypse. Parvenus à la dernière terrasse, ces fous, levant la tête, tirèrent quelques flèches dérisoires vers les cimes du ciel, pour traverser le dais du monde. Ils ne pouvaient combattre qu’avec leur impuissance! Quand ces flèches retombèrent ensanglantées vers eux, certains d’avoir tué toute présence divine, la terre s’ouvrit alors et engloutit un tiers de la tour. Un feu céleste vint s’abattre et dévorer ce qui subsistait. Les uns furent frappés par la foudre et marqués de blessures béantes, d’autres jetés au sol, des milliers de coudées plus bas. Les restes de l’édifice s’écroulèrent si grandement, que l’ensemble des ruines recouvrit une distance de trois jours de marche.
Si l’Inisme prétendait à la tentation de Babel, elle serait tendanciellement «pécheresse», tant dans la posture du Créateur, que dans la volonté de contourner la Création dont l’instauration est divine, selon l’Ancien et le nouveau Testament. L’Eglise ne se dresse-t-elle pas en condamnation constante des hypothèses matérialistes qui constituent la bête noire du christianisme depuis les origines ?
Les exemples de sanctions, d’ex-communications et autres mesures plus expéditives sont nombreux, comme ce fut le cas de Giordano Bruno, frère dominicain, mort brûlé par les chrétiens sur le bûcher du Campo dei Fiori en 1600. Il périt non pour athéisme mais tout simplement pour matérialisme. Il n’avait pas nié Dieu, il en avait seulement situé l’existence au niveau de la physique des atomes : si l’organisation des atomes est constitutive de matière et si tout est composé de matière, l’âme, l’esprit et donc Dieu, le sont aussi.
Les particules seraient alors autant d’éléments de vie, dans lesquels se manifeste l’esprit éternel de Dieu. Dieu existerait, mais se composerait de, et se confondrait avec la matière. Donc Dieu matériel, lui déniant ainsi son caractère immatériel.
Si elle suivait cette voie, l’Inisme, devenue une mystique de création, ne risquerait-elle pas de se trouver opposée frontalement à l’Eglise qui persiste à dénoncer toutes formes de matérialisme, de scientisme, d’évolutionnisme ou de relativisme ?
Je citerai Joseph Ratzinger dans certaines de ses toutes dernières paroles prononcées en tant que cardinal, dans son homélie de la messe qui a précédé le conclave, lundi dix huit avril 2005, quelques jours avant de devenir Benoît XVI:
Combien de vent de doctrine aurons-nous connus ces dernières décennies, combien de courants théologiques, combien de modes de pensées (…] du marxisme au libéralisme, jusqu’au libertinage, du collectivisme à l’individualisme radical; de l’athéisme à un vague mysticisme religieux, de l’agnosticisme au syncrétisme et ainsi de suite […] Le relativisme, autrement dit le fait de se laisser porter de ci, de là, par n’importe quel vent de doctrine, apparaît comme l’unique attitude à la hauteur de l’époque d’aujourd’hui. Il se crée une dictature du relativisme qui ne reconnaît rien de définitif et qui laisse comme mesure ultime seulement l’égo et ses désirs.
En d’autres termes, autant une certaine relativité morale est admissible, car la justesse des principes doit d’adapter aux situations, aux mœurs et à l’évolution des sociétés, autant le relativisme introduit une menace dans les relations humaines ainsi éclatées, face à ceux qui par leurs théories aux antipodes de l’Église, voudraient égaler Dieu.
N’est-ce pas là un rappel implicite de la géhenne promise à ceux qui s’opposent aux décrets divins? A utiliser et à vouloir modifier le sens, le langage, le Verbe, Jésus et le Créateur, l’Inisme ne jouerait-elle pas avec la tentation de Babel, en Terra incognita?
A moins qu’elle n’aboutisse à une inconcevable perfection.
René Guitton