Paru dans la revue "Spectacle du monde"
Il y avait ceux qui se lamentaient, Yahvé leur avait tout donné puis les avait laissés seuls. D’autres se souvenaient des paroles du Prophète, y croyaient et attendaient : « c’est de toi Bethléem que naîtra celui qui doit régner sur Israël. » (Michée 5-1.) Bethléem, patrie du roi David, sépulture de Rachel que juifs et musulmans vénèrent tout autant. Bethléem, en Cisjordanie, ville sainte pour les juifs et plus encore pour les chrétiens. A dix kilomètres au sud de Jérusalem, elle a vu naître l’enfant divin de Marie, celui qui irait en quête de lumière pour le salut des hommes. Les bergers voulaient en découvrir la source et comprendre le mystère annoncé, ils vinrent jusqu’à la grotte. L’étoile dans le ciel, plus discrète que le vent, perceptible à ceux qui savaient voir… les mages l’ont suivie. Et aujourd’hui encore, sous la terre, dans la même cavité deux autels se font face : l’un marquant au sol la naissance du Christ par une étoile d’argent, l’autre la crèche. Pour les catholiques romains, Jésus est né dans la nuit du 24 décembre, chez les Grecs orthodoxes le 6 janvier, selon les Arméniens le 18. Pour tous, il allait incarner l’exigence qui mettrait fin aux souffrances des hommes, même s’il lui faudrait mourir pour les sauver.
Au-dessus du sanctuaire, Constantin fit bâtir au IVe siècle ce qui allait constitue le socle de la Basilique de la Nativité. L’enfilade quadruple de colonnes rouges et solennelles a résisté au temps et aux dévastations. Les Perses l’épargnèrent et, dès le VIIe siècle, les musulmans, dont le calife Omar, vinrent à leur tour y prier Jésus, le prophète Aïssa du Coran. L’empereur latin d’Orient, Baudoin comte de Flandre, s’y fit sacrer lors de la quatrième croisade et plus tard Baudoin II . Quant aux Ottomans, ils fabriquèrent des boulets de canon avec le plomb du toit.
L’encens et la poudre
Depuis deux millénaires, le fils de Dieu regarde le spectacle du monde, les hommes courant toujours après de nouvelles utopies. La violence n’a cessé de parvenir jusqu’à lui dans un enchevêtrement de chaos et d’harmonie. Harmonie, quand, pour le jubilé de l’an 2000, les hélicoptères de Tsahal, frappés à l’étoile de David, déposent le Pape Jean Paul II à Bethléem : "As salamu alikum (Que la paix soit avec vous)" C’est par ces quelques mots prononcés en arabe qu’il donne le baiser à la terre du Christ. Devant Yasser Arafat, il réaffirme le droit naturel des Palestiniens à une patrie, ajoutant que leurs souffrances n’ont que trop duré.
Chaos, quelques mois plus tard. La quatrième intifada embrase à nouveau les vies et les consciences. Dans la nuit de Noël 2001, en l’église de la Nativité, une chaise reste vide : celle du chef de l’Autorité palestinienne. Il est « retenu » à Ramallah. Chaos encore, au lendemain de Pâques 2002. Le 4 Avril, Bethléem est emprisonnée. Il pleut sur Sainte-Catherine. Le couvent franciscain mitoyen est assiégé. Les moines catholiques, les religieux grecs orthodoxes et les Arméniens, gardiens des lieux, demeurent. Dehors, les tirs avancent. Soudain, une troupe de Palestiniens armés force la porte de l’Humilité. Les kalachnilovs et autres lance-grenades antichars souillent la maison de Dieu. Des familles entières s’engouffrent à leur tour. Les blessés s’ajoutent aux morts. La prière des chrétiens implorant le Christ se mêle à celle des combattants musulmans qui se prosternent vers la Mecque. La Basilique, embaumée de volutes d’encens et de poudre, est église et mosquée à la fois. On les croirait unis, tous ces désespérés ! Abnégation des uns, déchéance des autres. Le pillage des icônes, des candélabres, de toute trace d’or vient profaner l’espoir. Puis les hommes retrouvent peu à peu leurs esprits. L’étau se desserre et les murs de la prison s’élargissent de quelques centaines de mètres.
Bethléem, petite cité de Judée, vingt mille âmes juives, chrétiennes et musulmanes qui ne parviennent pas à freiner l’engrenage de la violence. Ici, les quatre mille chrétiens porteront les cicatrices du plus grand sacrilège que retiendra l’histoire de la ville. « Ô Dieu de la terre, lieu de la Terre sainte – quel lieu tu es en moi ! C’est pour cela que je ne puis te fouler, je dois m’agenouiller (…) et je t’emporterai avec moi et je te transformerai en un lieu d’un nouveau témoignage… » (Jean-Paul II, 1963) ?
De la Vierge et de l’Ange.
Au Nord, en Galilée, un chant de ferveur circule sur Nazareth. Les mosquées nombreuses et la multitude d’églises vibrent de piété. Le saint Nabi Saïn protège les musulmans et l’ombre de Gabriel veille sur tous les chrétiens. Selon la tradition, l’ange fut le messager du Verbe pour dire à une simple femme qu’elle porterait en son sein le fils de Dieu. Ce dialogue entre la Vierge et l’ange fut le préludes à une naissance qui allait bouleverser l’humanité. Après l’Egypte, où ils avaient fui le massacre des nouveau-nés ordonné par Hérode, l’Immaculée de Nazareth revint en son pays avec Joseph et l’enfant Jésus.
Sur les lieux de l’Annonce faite à Marie ont été édifiées plusieurs églises. La Première que l’on ait pu dater fut construite en 356, à l’initiative d’Hélène, mère de Constantin. Les Byzantins en élevèrent aune autre au VIe siècle. Puis les croisés et Tancrède, prince de Galilée et d’Antioche, y bâtirent un nouveau sanctuaire, relevé bien plus tard par les franciscains. Et voilà que se dresse aujourd’hui, détruite et reconstruite à maintes reprises jusqu’en 1969, la Basilique de l’Annonciation. A l’entrée, rue Casa-Nova, des vestiges témoignent de styles et d’époques qui viennent se heurter à l’architecture futuriste de l’autel où « le Verbe s’est fait chair », comme l’indique l’inscription gravée dans la pierre.
Depuis la Sainte Famille, Nazareth est un phare. Pour renforcer cette image spirituelle, les hommes ont cru bon de surélever la Basilique d’une croix lumineuse, immense, dressée au sommet du clocher. A deux pas, sur un ensemble de grottes, de vasques et de silos est érigée l’église Saint-Joseph, à l’emplacement présumé de l’atelier de charpentier. Plus loin, au Nord, les pèlerins viennent révérer l’ange en l’église Saint-Gabriel, toute ronde et byzantine.
Parce qu’elle se bat pour être libre, Nazareth a été trop souvent rasée. D’abord par les Romains, puis par les Arabes. Les Perses et les juifs en saccagent les églises. Elle passe de main en main, des croisés à Saladin, reprise par Saint-Louis en 1250, elle revient au cruel sultan du Caire, Baïbars, qui détruit à son tour tous les lieux de prière chrétienne. Plus une chapelle, plus un monastère ne subsiste pendant près de quatre cents ans. Au XVIIe siècle, les franciscains reviennent et rebâtissent. Ils accueillent dans leur hôtellerie Bonaparte, Kléber et Junot, venus livrer bataille aux Turcs en 1799. Les religieux y soignent les soldats blessés des combats du mont Thabor voisin. Un siècle plus tard, les clarisses hébergent Charles de Foucauld, pendant trois ans, avant qu’il ne se retire désert. La Première Guerre mondiale déchire la région. Nazareth devient le quartier général en Palestine des Turcs et des allemands, puis passe sous mandat anglais jusqu’à la création de l’État d’Israël en 1948.
Une ville récente s’est bâtie à l’orée de l’ancienne, peuplée de nouveaux immigrants venus d’Europe de l’Est et d’Afrique du Nord. Les chrétiens ne représentent plus aujourd’hui que 30% d’une population de quarante mille habitants. Nazareth demeure la plus grande ville arabe d’Israël et réunit la première communauté chrétienne du pays : catholiques romains, Grecs orthodoxes, anglicans, protestants, baptistes, etc., auxquels s’ajoutent toutes les familles arabes de la chrétienté d’Orient.
Le nom des habitants de la ville où vécut et grandit Jésus lui est resté attaché, «le Nazaréen». Déjà les juifs du Temple usaient de ce mot qui exprimait le mépris pour ces Galiléens réputés ignorants et mêlés de païens. Le terme a traversé l’histoire. Aujourd’hui encore, dans la langue arabe, de Tanger à Riyad, chrétien se dit « nsara », Nazaréen, teinté d’une légère connotation péjorative, tant la ville fut à jamais insoumise et rebelle.
De Nazareth, la route du Nord mène en d’autres lieux bibliques: Canna la nuptiale et l’eau changée en vin, le Jourdain et Jean-le-Baptiste, le lac de Tibériade où Jésus marche sur les flots. Il guérit des malades, appelle Simon, André, Jacques et Jean à devenir des «pêcheurs d’hommes». A Capharnaüm est la maison de Pierre. La terre par ici porte la trace des disciples qui erraient en quête ? Ils ont enfin vu un jour leur chemin s’éclairer.
Plus loin, comme aspiré vers Dieu, le mont des Béatitudes… Pau VI, en 1964, est venu s’y recueillir. Jean Paul II en 2000, y a posé ses pas dans ceux de Jésus. «Aïsh el baba ! (vive le pape !)”, criaient chrétiens et musulmans devant l’apôtre de la paix. Il avançait telle une icône, réunissant les fils d’Abraham. Il avançait vers cent mille pèlerins, transis de froid et de pluie, qui attendaient son «sermon sur la montagne». Nazareth, ses alentours, où l’enfance du christianisme, symbole de l’accession à la maturité, nous envoie l’écho dont Dieu l’illumine.
Jérusalem, la trois fois sainte.
La route de Tel Aviv monte vers Jérusalem à travers les pins et les rochers. Des carcasses de véhicules militaires calcinés jonchent les flancs des collines, vestiges du siège de la ville sainte, en 1948. Haie d’honneur rouillée, laissée là pour qu’on n’oublie jamais la victoire. Avant la ville, on s’aperçoit, au-delà de la « colline des français », un empilage de cités sans âme. Des colonies juives ont bâti à la hâte à partir de la fin des années 1960, ces lotissements blafards.
Quand Jésus fut proche de Jérusalem, il pleura sur elle: «Ah ! si en ce jour tu avais compris, toi aussi, le message de paix ! Mais non, il est demeuré caché à tes yeux.» (Luc XIX, 42-43.) La circulation assourdissante, le tumulte de la vie urbaine, réveille le souvenir des clameurs de la foule, «Hosanna», brandissant ses rameaux de palmiers sur le passage du Nazaréen.
Jérusalem avance inexorablement, comme au mépris des circonstances. La vieille cité est sortie de ses murailles de pierre grise, a franchi ses portes monumentales pour se répandre en constructions nouvelles. On la regarde du mont Scopus, ou l’admire du mont des Oliviers. Elle apparaît si vaste qu’on ne peut tout entière l’embrasser. C’est le cœur qui domine, avec le mont Moriah. Sur ce rocher, l’ange suspendit le geste du sacrifice quand Dieu voulut éprouver Abraham. Sur cette colline, Salomon fit élever le premier temple, détruit par Nabuchodonosor. Les exilés, puis Hérode, le relevèrent plus tard, dressant le second temple, saccagé par Titus. Seul un pan de mur subsiste aujourd’hui, sur lequel, depuis, les juifs viennent prier. Yerushalayim, « la ville de la paix », qui ne l’a connue que trop rarement. Sur ce rocher encore trônent la mosquée Al-Aqsa (« la plus lointaine ») et la mosquée d’Omar sont le dôme en or abrite le noble sanctuaire musulman. Pour les chrétiens, la ville sainte est le théâtre de la Passion, de la Crucifixion, de la Résurrection.
Du mont des Oliviers, au sommet duquel subsiste de nos jours une chapelle cernée de grands hôtels, Jésus se rend au Temple, pour en chasser les marchands. « Ma maison sera une maison de prières et vous en avez fait un repère de brigands. » (Luc XIX, 46.) Rebelle, il est incandescent et irradie de charisme. Humble, il enseigne, presque intime quand il parle à la foule, ne couvrant jamais de son message l’immensité de Dieu. On l’accuse de faire l’éloge d’un nouveau royaume et contre lui on ourdit un complot. Ce jeudi soir, il partage avec ses disciples le rite du repas pascal. Il sait l’imminence du dénouement. Au jardin de Gethsémani, une bande armée l’arrête sur ordre du grand prêtre. On l’amène à Pilate qui s’adresse à la foule. Elle crie : « Crucifie-le. » Jésus subit l’humiliation des insultes qui fusent sur son passage.
Les touristes, les pèlerins qui marchent sur ces traces, remontent aujourd’hui les ruelles, priant aux quatorze sanctuaires de la via Dolorosa. Certains prennent sur le dos une lourde croix de bois, qu’ils portent jusqu’au Saint Sépulcre, s’identifiant à leur messie, et par ce geste lui rendent grâce. Ces processions se heurtent aujourd’hui à celles des religieux de toutes confessions chrétiennes et aux groupes qui agitent leurs pancartes et leurs parapluies en signe de reconnaissance. Image incongrue, où se mêlent le sacré et le profane.
« Le voile du sanctuaire se déchira par le milieu, et jetant un grand cri, Jésus dit : - Père, en tes mains je remets mon esprit. – Ayant dit cela, il expira. » (Luc XXIII, 45-46.) Marie et une poignée de fidèles réclament son corps et l’ensevelissent. Trois jours plus tard, ses disciples proclament que Christ leur est apparu, Christ est ressuscité : « Et voici que je suis avec vous pour toujours, jusqu’à la fin du monde. » (Matthieu VII, 28.)
Le Saint Sépulcre abrite le tombeau au cœur d’une rotonde à déambulatoire. On y croise des représentants des églises chrétiennes d’Occident et d’Orient, pour certains aux allures de princes assyriens ou de mages orientaux. Six communautés se partagent la garde des lieux : catholiques latins, Grecs orthodoxes, Arméniens, Syriaques, coptes et Ethiopiens. Et sur le toit de la Basilique, tels des coquillages, sont agrippées de petites cahutes qui rappellent celles dus hauts plateaux africains. Elles abritent des prêtres coptes éthiopiens qui veulent vivre au plus près du Christ. Après la résurrection et la venue de l’Esprit Saint, les apôtres commencent leur prédication et annoncent la bonne nouvelle d’une vie après la mort. Jésus a ouvert aux hommes un passage vers Dieu. A la veille de Noël, les chrétiens ont leurs regards tournés vers Bethléem, fragile et tourmentée, pour célébrer la naissance de leur Sauveur.
Bethléem, Nazareth, Jérusalem, villes saintes en Terre sainte. Mais est-il de lieu plus sacré que l’homme ?
René Guitton
Chronologie : Terre sainte et Occident
- 63 av. J.C. Pompée pénètre dans Jérusalem. Protectorat romain. Fin de l’indépendance juive.
- 30 ap. J.C. Condamnation à mort et crucifixion de Nazaréen Jésus, le vendredi de Pâques
- 70 Révolte juive. Titus s’empare de Jérusalem et rase le temple.
- 64-311 Deux siècles et demi de persécutions sporadiques des chrétiens dans l’Empire romains.
- 324-640 Domination byzantine, ère favorable au christianisme.
- 476 Invasions barbares, déposition du dernier empereur d’occident.
- 614 Conquête perse, prise de Jérusalem.
- 637 Invasion arabe.
- 969 La Palestine passe sous la domination des Fatimides.
- 1054 Schisme entre les Eglises d’Orient et d’Occident.
- 1096 Les croisés fondent le royaume latin de Jérusalem.
- 1291 Prise de St Jean d’Acre par les Mamelouks. Fin de la souveraineté latine en Terre sainte.
- 1516 Les Ottomans écrasent les mamelouks. La Palestine est ottomane jusqu’en 1917.
- 1799 Bonaparte à Jaffa – Nazareth – mont Thabor.
- 1897 Naissance du mouvement sioniste international à Bâle (Suisse).
- 1916 Les accords Sykes-Picot répartissent entre Français et Anglais les territoires arabes de l’Empire ottoman.
- 1922 Instauration du mandat britannique sur la Palestine.
- 1948 Naissance de l’état d’Israël.
René Guitton